Il y a des histoires, dans notre vie professionnelle, qui laissent une empreinte particulière.
La mienne, c’est celle de Michel.
La première rencontre
Michel, une soixantaine d’années, grand, amaigri, les cheveux poivre et sel tombant sur les épaules.
Je le vois pour la première fois accompagné d’un inspecteur d’insalubrité. À ce moment-là, je travaille en polyvalence de secteur, ce service social où l’on accueille mille situations : dettes, voisinage, violences, conflits familiaux, détresse… la vie dans toute sa complexité.
Je le vois pour la première fois accompagné d’un inspecteur d’insalubrité. À ce moment-là, je travaille en polyvalence de secteur, ce service social où l’on accueille mille situations : dettes, voisinage, violences, conflits familiaux, détresse… la vie dans toute sa complexité.
Michel parle peu, mais il parle bien. Il est cultivé, précis, lucide.
Il raconte comment il a perdu pied à la mort de sa mère. Depuis, il vit en marge : sans téléphone, sans mail, isolé, vivant sur l’héritage maternel.
L’insalubrité, l’encombrement, le retrait social : un syndrome de Diogène s’est installé.
Il raconte comment il a perdu pied à la mort de sa mère. Depuis, il vit en marge : sans téléphone, sans mail, isolé, vivant sur l’héritage maternel.
L’insalubrité, l’encombrement, le retrait social : un syndrome de Diogène s’est installé.
Dès ce premier entretien, je suis touchée. Sans raison rationnelle. Juste une évidence.
Tisser un lien, pas à pas
Michel peut compter sur deux amies fidèles, dont Chantal, une ancienne compagne.
Avec lui, tout est à reconstruire :
Avec lui, tout est à reconstruire :
-
ouvrir et traiter des mois de courriers,
-
relancer un suivi médical,
-
réévaluer sa situation financière,
-
préparer sa retraite…
Le tout sans téléphone. Une montagne.
Pourtant, peu à peu, un lien de confiance se crée.
De visites en rendez-vous, Michel remonte la pente :
il s’équipe enfin d’un téléphone (notre victoire !), reprend un suivi médical, obtient une retraite pour inaptitude, recommence à lire et à peindre ses toiles abstraites et marines qu’il aime tant.
De visites en rendez-vous, Michel remonte la pente :
il s’équipe enfin d’un téléphone (notre victoire !), reprend un suivi médical, obtient une retraite pour inaptitude, recommence à lire et à peindre ses toiles abstraites et marines qu’il aime tant.
Son logement reste modeste et difficile d’accès, mais Michel retrouve du souffle, une présence au monde.
La toile
Quand je quitte mon poste, je viens lui dire au revoir.
Il me remercie longuement, puis :
Il me remercie longuement, puis :
« Prenez une toile, celle que vous préférez. C’est pour vous. »
Je repars à vélo, une toile colorée attachée au porte-bagages, bouleversée.
Aujourd’hui encore, elle trône au-dessus de mon bureau.
Aujourd’hui encore, elle trône au-dessus de mon bureau.
Retrouver Michel, autrement
Les années passent. Michel continue à me téléphoner, à me souhaiter la bonne année.
Puis un jour, ses amies m’appellent : il est hospitalisé et un accompagnement social est préconisé.
Puis un jour, ses amies m’appellent : il est hospitalisé et un accompagnement social est préconisé.
« On nous a donné les coordonnées du CLIC… mais on préfère que ce soit vous. Il a confiance. »
Je reprends alors son accompagnement, cette fois en exercice libéral.
Portage de repas, aide au ménage, coordination avec le médecin, la mutuelle, le kiné…
Michel fait face à des difficultés croissantes, mais il garde toujours une forme d’humour et de pudeur.
Portage de repas, aide au ménage, coordination avec le médecin, la mutuelle, le kiné…
Michel fait face à des difficultés croissantes, mais il garde toujours une forme d’humour et de pudeur.
L’urgence… et une solution
Lors d’un nouvel épisode, Michel est à nouveau hospitalisé.
On planifie son retour à domicile dès le lendemain.
Impossible. Physiquement, c’est infaisable. Socialement, dangereux.
On planifie son retour à domicile dès le lendemain.
Impossible. Physiquement, c’est infaisable. Socialement, dangereux.
Je contacte le service des urgences, j’explique, j’insiste.
Et je propose une solution : une place en maison de convalescence.
Grâce à mes liens professionnels, Michel y entre le lendemain.
Et je propose une solution : une place en maison de convalescence.
Grâce à mes liens professionnels, Michel y entre le lendemain.
Là-bas, il décline doucement.
Une diététicienne évoque une suspicion de scorbut – une carence extrême en vitamine C, digne des marins d’autrefois.
Je le visite régulièrement. Il entend mal, ne marche plus, mais continue de discuter, lucidement.
Une diététicienne évoque une suspicion de scorbut – une carence extrême en vitamine C, digne des marins d’autrefois.
Je le visite régulièrement. Il entend mal, ne marche plus, mais continue de discuter, lucidement.
Le dernier voyage
Moins d’un mois après son entrée en unité de soins longue durée, ses amies m’écrivent :
Michel est parti doucement, « en plaisantant avec les soignants », sans souffrir.
Michel est parti doucement, « en plaisantant avec les soignants », sans souffrir.
Je me rends à ses obsèques.
Ses proches me reconnaissent :
Ses proches me reconnaissent :
« C’est Peggy, l’assistante sociale de Michel. »
Je reste là, discrète, observant les visages de ceux dont il m’avait parlé.
Et je pense à ce grand tableau noir et coloré, au-dessus de mon bureau, qui me rappelle chaque jour l’essentiel.
Et je pense à ce grand tableau noir et coloré, au-dessus de mon bureau, qui me rappelle chaque jour l’essentiel.
🌿 Ce que Michel m’a appris… et ce qui guide mon activité aujourd’hui
Michel représente ces parcours invisibles, fragiles, qui demandent du temps, de la patience, de l’écoute.
Il incarne la mission profonde de mon métier : tisser du lien, redonner de la dignité, accompagner sans juger.
Il incarne la mission profonde de mon métier : tisser du lien, redonner de la dignité, accompagner sans juger.
Aujourd’hui, dans mon exercice libéral auprès des salariés, des entreprises et des personnes en situation de fragilité, c’est cette même conviction qui m’anime :
- que chaque accompagnement social est avant tout une rencontre,
- que derrière chaque situation, il y a une histoire à comprendre,
- et qu’un lien de confiance peut transformer un parcours.
C’est pour cela que je fais ce métier.
Et c’est pour cela que je continue, chaque jour, à y mettre de l’humain.
Et c’est pour cela que je continue, chaque jour, à y mettre de l’humain.
